Deuxième partie du récit de Patrice Goulet : les Beaux-Arts en pointillé, le cinéma intensif et toujours le café des Deux Académies où Manuel Duque est le commun dénominateur d’architectes et de peintres qui commencent à faire parler d’eux.
Les Beaux-Arts
Pour ma deuxième année aux Beaux-Arts, je suis passé de l’atelier Lods à l’atelier Lamache qui était rue Visconti dans le seul but de réussir le concours d’admission. Je n’avais déjà plus aucune illusion sur cet enseignement sclérosé qui ignorait une réalité que je découvrais en discutant et en voyageant.
J’ai rendu les projets obligatoires en y travaillant le moins et le plus vite possible et je n’allais qu’aux cours incontournables.
Ce qui était insupportable, c’était l’absolu manque de culture de tous, professeurs comme étudiants. C’était comme s’il fallait toujours repartir de zéro, comme si on ne pouvait pas profiter de ce que nos prédécesseurs avaient élaboré. Les plus aventureux se référaient à Le Corbusier. C’était leur seul modèle, qu’il suivait sans le moindre esprit critique. De Frank Lloyd Wright, il ne connaissait rien. De même sur ce qui se passait aux USA, en Italie, en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Ne parlons pas de peinture, de littérature, ou pire de cinéma qui n’était pour eux qu’une distraction.
J’avais vite compris qu’il fallait mieux continuer à aller voir le maximum de bâtiments anciens aussi bien que modernes. J’avais découvert les quatre volumes de La France inconnue de Georges Pillement. Chaque chapitre y décrivait un itinéraire qui, par des petits routes magnifiques, conduisaient d’un édifice à l’autre, ruines, chapelles, fermes, manoirs perdus au fin fond de la campagne. C’étaient des guides réversibles en ce sens que bien que leur but semblait être de conduire à des bâtiments, leur véritable objectif était d’inciter à parcourir des départementales aussi belles que peu fréquentées. J’emmenais toujours Manuel avec moi. Que de merveilles n’avons-nous pas découvertes grâce à ces guides !
1962. Dans les Corbières. Sur les routes de la France Inconnue. Manuel et la 2ch. ©PG
Manuel m’a appris à prendre mon temps, à m’arrêter quand on traversait un paysage magnifique. Parfois Daniel Budin venait avec nous. La 2ch était un véhicule génial. On la décapotait le plus possible. J’ai encore le souvenir du parfum des acacias en fleurs. Les petites routes étaient si vides que, parfois, on y installait le siège avant de la 2ch pour pique-niquer. Nous n’allions que dans des hôtels perdus et des restaurants pour ouvriers où on mangeait délicieusement pour un prix très modique. Et toujours on discutait d’art, de peinture, d’architecture, de cinéma.
De retour à Paris, j’allais à l’atelier juste le temps de dessiner en vitesse un projet. Je trouvais cela insupportable. Heureusement, il y avait le cinéma !
Le cinéma intensif
Aux Ursulines, à la Pagode, au Ranelagh, au Champollion, au studio Parnasse, nous allions voir les films d’art et d’essai, sur les boulevards, à l’Eldorado ou au Brady, des films de série B, westerns, péplums, fantastiques, science-fiction, à la cinémathèque de la rue d’Ulm n’importe quoi, quasiment à l’aveuglette. Nous y restions parfois de 18h à 24h.
C’est à la cinémathèque, bien sûr que j’ai découvert Griffith, Eisenstein, Flaherty et les réalisateurs japonais. Je suis vite devenu un fan d’Akira Kurosawa, donc toujours prêt à voir un de ses films même s’il était en version originale doublée en russe.
Nous avions beaucoup de chance car c’est à ce moment qu’a commencé la nouvelle vague. Nous étions enthousiastes. Ces films nous rendaient joyeux et optimistes. Si le cinéma pouvaient devenir si vivant, si libre, tout était possible.
Lola de Jacques Demy, Tirez sur le pianiste et Jules et Jim de François Truffaut, À bout de souffle, Vivre sa vie, Une femme est une femme de Jean-Luc Godard, Hiroshima mon amour et L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, Méditerranée de Jean-Daniel Pollet, Adieu Philippine de Jacques Rozier, La collectionneuse d’Éric Rohmer! Avec Manuel, chacun suscitait des discussions enflammées.
1962 Hallelujah les collines d’Adolfas Mekas ©DR
Je me rappellerai toujours l’émotion qui nous a saisis quand nous avons vu pour la première fois à la pagode, Hallelujah les collines d’Adolfas Mekas. Je crois que nous sommes restés aux deux séances suivantes ce jour-là. Pour moi, c’était un vrai miracle. Manuel avait lui-aussi adoré. La première fois, à chaque séquence, il ne pouvait s’empêcher de me dire : « le salaud, regarde, il est en train de cadrer l’image comme Mizoguchi ! ». Et évidemment à ce moment là, Mekas inscrivait sur le côté droit de l’écran un texte en japonais. Pour des dingues de cinéma comme nous, il était facile de reconnaître les chefs d’œuvre que citait Mekas. J’ai été en particulier ébloui (et je le suis toujours) par ces plans répétitifs qui permettaient à la caméra de dépasser plusieurs fois le couple qui marchait sur une route à travers un magnifique paysage recouvert de neige, en remontant à chaque fois un peu en arrière. Cette manipulation du temps m’avait parue vraiment magnifique. Il n’y a que La nuit du chasseur de Charles Laughton qui m’avait autant impressionné.
Les séries B, on les voyait en série. C’était la grande époque des westerns. Pour Manuel comme pour moi, notre préféré, c’était Johnny Guitar de Nicolas Ray mais nous avons aussi beaucoup aimé Le gaucher d’Arthur Penn, L’homme aux colts d’or d’Edward Dmytrik, L’homme qui n’a pas d’étoiles de King Vidor. Les films fantastiques, nous en connaissions tous les codes. Nous ne rations jamais un Terence Fisher ni surtout un Roger Corman. Le Corbeau, avec Peter Lorre, nous avait fait tellement rire. Et la série des Edgar Poe qui utilisait toujours les mêmes plans d’une maison en train de brûler nous amusaient beaucoup. Le voyeur de Michael Powell nous avait aussi emballé.
Nous ne rations jamais bien sûr les Hitchcock, les Hawks, les Mankiewicz, les Welles ni les Antonioni (L’aventura), Rossi (Salvatore Giuliano), Ingmar Bergman (Un été avec Monika, Les fraises sauvages, La nuit des forains, Sourires d’une nuit d’été, Le septième sceau).
C’est sans doute au Champollion, au Cujas ou au Bonaparte, que nous les avons vus Laura d’Otto Preminger, Africa Queen de John Huston, À l’est d’Eden et America, America d’Elia Kazan, Banditi a Orgosolo de Vittorio de Seta…
Nous étions à la cinémathèque quand Langlois a présenté d’un air très dubitatif, une série de films underground américains. Il ne les appréciait pas, a-t-il expliqué mais comme « on » lui assurait qu’ils allaient faire date, il avait accepté de les projeter. Nous avions beaucoup aimé Flaming creature. Manuel trouvait que la manière très sensible, très émotionnelle de filmer de Jack Smith, allait dans la même direction que lui. Jack Smith recherchait, lui-aussi, à échapper à ce réalisme moderne que Manuel détestait. On a dit que ce film frôlait le porno, nous, nous trouvions surtout qu’il était envoûtant par la beauté des noirs et blancs et son maniérisme qui nous faisait penser aux peintures préraphaélistes.
Nous étions aussi dans la salle de la rue d’Ulm pour la première projection de Sleep, le film d’Andy Warhol qui ne montrait que John Giorno, son amant d’alors, en train de dormir. Il ne se passait rien et pourtant nous ne sommes pas partis. Sans doute étions-nous fascinés par ce suspense : allait-il se réveiller ou la caméra allait-elle bouger ? Chaque fois qu’il y avait un changement de plan aussi minime était-il, on espérait ! Nous n’étions pas nombreux à la fin du film, très contents d’avoir tenu bon.
Avant, entre, ou après ces séances, nous allions dîner tous les deux ou le plus souvent avec les amis qui étaient venus avec nous ou que nous allions retrouver. Nous avions nos habitudes, chez Wadja, à Montparnasse, Aux mille colonnes rue de la Gaité, au Chartier, rue du faubourg Montmartre et chez Orestia, rue Grégoire de Tours, à l’Acropole rue de l’École de médecine, à La cantine vietnamienne rue Basse de Carmes, à l’Étoile verte, près de l’Arc de triomphe…
Le cinéma, c’était un plaisir mais surtout une formidable école. Manuel avait un jugement très sûr et toujours très argumenté. Il connaissait tout, ayant une mémoire d’éléphant. Ce qui l’intéressait, c’était toujours de voir si le film ouvrait une nouvelle voie. Godard l’énervait car il trouvait que c’était le plus fort, le plus intelligent, le plus innovateur mais toujours dans le sens du réalisme dont il pensait qu’il fallait s’échapper. Il admirait pourtant sa manière de démolir les habitudes, d’aller toujours au delà des règles. Jules et Jim ou Lola le ravissait et il espérait que Truffaut et Demy iraient plus loin dans cette voie. Il avait adoré (moi aussi) les longs travellings d’Adieu Philippine de Jacques Rozier.
Godard, c’était un peu comme les Nouveaux Réalistes. Il les trouvait très forts et très habiles mais complètement à côté du problème. Pour lui, ils faisaient partie de l’académisme moderne. Il croisait souvent César et l’aimait bien (je crois que c’était réciproque) mais trouvait ses travaux récents (les compressions) pas vraiment intéressants surtout quand il a compris que César en ferait des multiples. Il se sentait plus à l’aise avec Raymond Hains, peut-être parce que celui-ci le traitait en égal, ce qui n’était pas le cas le plus souvent.
Autant Manuel était clair et percutant quand il était avec des amis, autant il devenait provoquant dès qu’il était avec quelqu’un qu’il craignait. La vie lui avait appris qu’aucun critique ne le prenait au sérieux, lui qui n’avait pas un sou, pas d’atelier, qui ne pouvait donc pas peindre de grandes toiles sauf quand un ami lui prêtait momentanément son atelier. Chaque fois que j’ai assisté à une discussion avec le directeur d’une galerie ou un critique, elle a mal tournée. Manuel devenait intransigeant, affirmant que, de toute façon, vu ce qu’ils exposaient ou ce qu’ils défendaient, il voyait bien qu’ils ne comprenaient rien et il se lançait alors dans des explications sur sa vision que ses interlocuteurs n’essayaient même pas de comprendre.
Les Deux Académies : les architectes
Aux Deux Académies, le café où nous allions le plus souvent, les groupes de ses amis se superposaient. Ils ne se connaissaient pas. C’est Manuel qui en était le commun dénominateur.
Il y avait les architectes.
D’un côté, Daniel Budin, Wolfgang Hettler et moi.
Daniel ne m’avait pas suivi à l’atelier Lamache. Il était clair qu’il allait bientôt bifurquer. Il était trop actif, trop rapide, trop séduisant. C’est normal qu’il ait fini par travailler pour le cinéma, concevant et réalisant des décors pour la publicité puis pour des longs métrages.
Wolfgang était arrivé de Stuttgart pour continuer ses études d’architecture en France. Pendant les deux ans où il est resté à Paris, il est venu avec nous. À un moment, il cherchait un travail. Je lui ai fait rencontrer Claude Parent et c’est lui qui a mis au propre le projet du centre culturel de Charleville, un des plus beaux d’Architecture Principe, l’agence de Claude Parent et Paul Virilio.
1966 Architecture principe : Projet de palais des expositions, Charleville ©CP
En août 1963, Daniel, Wolfgang et moi sommes allés aux Etats-Unis. Le frère de Wolfgang travaillait à New York. J’ai habité quelques jours chez lui. La mère de Daniel était la sœur d’Igor et de Dimitri Markevitch. À New York, Daniel a habité chez Dimitri qui jouait du violoncelle à l’orchestre philharmonique de New York. Leur appartement donnait sur Central Park. Nous y avons passé une soirée mémorable après un grand concert qui avait eu lieu dans le parc. Etaient là ses amis du Philharmonie dont Leonard Bernstein. Ils se parlaient en passant d’une langue à l’autre comme si c’était normal d’enchaîner le russe à l’hébreu, au français, à l’anglais…
Comme nous étions trop jeunes pour acheter une voiture, c’est Dimitri qui l’a achetée pour nous et nous sommes partis pour San Francisco. J’avais préparé un itinéraire permettant de voir un maximum de constructions de Wright. Nous sommes bien arrivée à Phoenix pour voir Taleisin West mais là, faute de temps et d’argent, nous avons dû faire demi-tour. C’est à la suite de ce voyage que Claude Parent m’a demandé d’écrire avec lui un texte sur l’architecture américaine pour la revue Cimaise.
Août 1963 : Patrice, Daniel et Wolfgang : NewYork-Phoenix aller-retour ©PG
Avoriaz
Un autre groupe d’architectes que fréquentait Manuel était à l’atelier Lemaresquier, le pire selon moi. Ils allaient dans un café situé en bas de la rue Bonaparte. Comme toujours, c’est à la cantine que Manuel les avait rencontrés. Il y avait Jacques Labro, Jean-Marc Roques, Pierre Lombard, Jean-Jacques Orzoni… J’en ai déjà dit un mot. En ces temps là, aucun jeune architecte ne pouvait espérer obtenir un chantier important. Or, eux ont construit la station de ski d’Avoriaz. Un miracle !
1964 : Jacques Labro : croquis des premiers immeubles d’Avoriaz ©DR
C’est grâce à Jean-Marc Roques sûrement que cette histoire a pu commencer. Lui seul était capable de croire qu’une histoire aussi folle puisse exister. Jean-Marc est capable de vous faire prendre le soleil pour la lune, le jour pour la nuit. Impossible de croire tout ce qu’il raconte. Un jour, il m’avait dit qu’il avait construit des maisons en Inde Je n’en n’avais pas cru un mot. Pourtant, quelques temps après, Rémy Audouin m’a emmené diner chez Raoul Curiel, un des grands patrons de l’archéologie française. « Ah, vous êtes architecte m’a-t-il dit, quel métier ! Quand j’étais en Inde, j’ai connu un de vos confrères qui y avait construit un ensemble de maisons. Il avait de gros problèmes. ». Son histoire était donc vraie !
Il travaillait dans l’agence Bertrand & Delb qui avait commencé à travailler sur le projet d’Avoriaz. Le promoteur, Gérard Brémont, commençait à s’inquiéter car manifestement, son conseiller, Jean Vuarnet, médaille d'or aux jeux olympiques de 1960, n’était pas satisfait de leur projet qui ne répondait pas à son idée qui était que les résidents puissent chausser leurs skis immédiatement en bas des immeubles.
Gérard Brémont était aussi jeune que Jean-Marc et tous deux étaient des fans de jazz. Jean-Marc lui a dit qu’avec ses copains, il saurait faire le projet que Vuarnet voulait. Brémont lui a dit : « ok, montrez-moi ». Roques a fait revenir d’urgence ses copains qui étaient aux Etats-Unis. Ils ont dessiné une station accrochée aux reliefs et cela a marché. C’est Jacques Labro, qui venait de finir l’école en obtenant le Grand Prix de Rome, qui a donné sa forme au projet et Roques a réussi à faire rêver tout le monde dessus. À l’époque, j’avais admiré comment il avait enchanté les journalistes en expliquant qu’ils avaient dessiné Avoriaz en observant les marmottes. Manuel me disait que Labro ferait sans doute des projets intéressants parce qu’il aimait et savait rêver (1) Jean-Marc avait convaincu son père, qui dirigeait une école boulevard Montparnasse, de mettre à la disposition de Manuel une pièce où peindre. Cela n’a duré qu’un temps mais Manuel y a peint un grands nombre de dessins. À l’époque, faute de moyens, il utilisait des couleurs à l’aniline ce qui explique pourquoi beaucoup de ces dessins, s’ils ont été exposés longtemps à la lumière sans avoir été protégés, s’effacent. Quand il peignait, Manuel allait toujours très vite et donc il consommait beaucoup de papier. Le père de Jean-Marc s’est inquiété. Il a eu peur que son stock de papier, qui n’était pas loin, y passe en une minute. Bien sûr, Manuel amenait ses propres papiers et ne touchait pas à ceux de l’école. Étant d’une honnêteté quasiment maladive, il n’aurait pu imaginer une seconde n’emprunter même qu’une feuille. Mais comprenant l’inquiétude du père de Jean-Marc, il avait préféré s’en aller.
Plus tard, Jean-Marc a emmené Manuel aux sports d’hiver avec une partie de sa bande dans des conditions évidemment farfelues comme toujours. Tous ceux qui y ont participé s’en rappellent. Il faudra que je demande à Hervé Bagot, Pierre Lombard et Alain Gunst de me raconter ce voyage.
Pierre Lombard était le plus jeune de la bande et le bras droit de Labro, mettant au propre ses croquis. C’est le premier que Manuel m’a fait rencontrer. Puis j’ai vu Labro et Roques. Nous les avons rejoints à Avoriaz pour voir le début du chantier. Ensuite, nous avons été de Morzine à Moutiers pour voir Anselme, le père de Michel Boix-Vives. Mais cela, c’est une autre histoire.
Les Deux Académies : les peintres.
Aux Beaux-Arts, Manuel avait aussi pour amis des peintres et des sculpteurs.
1962 : Ivan Magnien derrière une de ses sculptures ©PG
Ivan Magnien, d’abord, qui habitait rue Dauphine. Il a vite fait partie de notre groupe. Manuel l’a beaucoup influencé. Ivan a même fini par faire des sculptures qui étaient une transcription en volume des graphismes de Manuel. Il était venu avec Daniel et moi à Venise. Il nous retrouvait souvent aux deux Académies. Nous avons fait pas mal de voyages ensemble. Plus tard, il a laissé tomber la sculpture et a monté avec sa femme Marzia, une maison de couture qu’il a appelé de leurs deux noms, Ivan et Marzia.
Alain Jacquet, nous l’avons vu souvent à cette époque. Il était aussi aux Beaux-Arts mais en architecture. Il écoutait avec attention ce que disait Manuel. J’ai un grand dessin fait par Ivan, très inspiré des graphismes de Manuel. Ivan l’avait signé en 1962. Quand Alain l’a vu, il a dit à Ivan : « j’aurai pu faire ce dessin donc je le signe aussi » et il l’a fait mais en mettant 1961 pour se moquer d’Ivan. Manuel a dit alors : « d’accord, moi aussi je peux le signer » et il l’a antidaté en 1960. Il y a donc leurs trois signatures superposées.
Alain savait très bien expliquer ce qu’il voulait faire et nous étions certains qu’il allait réussir. Je me rappelle qu’il avait été très frappé par les dessins très colorés que Manuel avait ramenés de Venise. Il me semble qu’on en retrouve des traces sur les dessins qui recouvrent les grands cylindres qu’il a exposés en 1962 à la Galerie Breteau. J’ai assisté aux discussions au cours desquelles Manuel a convaincu madame Breteau d’exposer cette installation. J’ai d’ailleurs aidé à sa mise en place dans la galerie et j’ai fait ce jour-là une vingtaine de photos de ce montage. Alain est parti un peu après à New York.
Alain Jacquet et Manuel Duque. Paris ©PG
Manuel Duque et Denise Breteau. Paris ©PG
1962. Alain Jacquet. Les cylindres. Galerie Breteau. Paris ©PG
Trente ans plus tard, au début janvier 1993, Ivan a eu la bonne idée de nous rassembler dans son appartement de la rue du Jour aménagé par Massimiliano Fuksas que je lui avais fait rencontrer et avec qui il était devenu ami. Il y avait Daniel, Alain et sa femme, Ivan et Marzia, Manuel, Anne-Laure et moi. C’était génial de se revoir. Tous, nous avions suivi notre route et plutôt avec succès. Et Manuel était notre point commun. Ivan a de très belles toiles de Manuel (et d’Alain).
1993 : Patrice Goulet, Ivan et Marzia Magnien, Jacky Budin,
Sophie et Alain Jacquet, Daniel Budin, Manuel Duque ©ALE
Aux Deux Académies, venaient aussi Pierre Vermeersch, Raymond Pérot, François Derivery et Michel Dupré, tous professeurs de dessins, les trois derniers formant en 1971 l’association DDP. Claude Grobéty et Pierre Bernard venaient souvent les retrouver. Je discutais beaucoup avec Vermeersch et Perrot qui m’impressionnaient. J’avais vraiment l’impression d’être un ignare avec eux. Leurs idées étaient très influencées par la psychanalyse. Manuel les trouvaient trop intellectuels. Mais eux l’écoutaient et j’avais l’impression que Manuel arrivait à les troubler. Vermeersch était très intéressé par Henri Michaux et l’écriture automatique. Lui et Perrot m’ont quelque fois montré ce qu’ils faisaient. Certain de leur essais me paraissaient vraiment intéressants et pas si loin d’ailleurs de ce que cherchait Manuel. Après tout, Manuel disait toujours qu’il fallait qu’il s’oublie pour parvenir à peindre et une certaine forme d’écriture automatique repose sur cette idée bien qu’évidemment pour un tout autre but. La psychanalyse n’intéressait pas vraiment Manuel. Ce qu’il voulait, c’était retrouver la nature.
Récemment, Michel Dupré m’a appelé et il m’a donné les références d’un texte où il raconte leur aventure (2). Il y a un court passage sur Manuel et les deux Académies. « On comparait, sans vraiment les connaître, les mérites de Jung et de Freud (on penchait pour Jung), on lisait Breton et Mallarmé, on admirait les œuvres de Wols et Fautrier, on découvrait Siné, Mad, etc.
En même temps, la rencontre d'étudiants en architecture (Yves Toutut, Patrice Goulet, Alain Blondel, Dieter Hoor), en mathématique, en médecine, etc., les confrontait à des questions plus rigoureuses et moins propices aux délires, au sein desquelles intervenaient des problématiques sociales
… À cela il faut ajouter une rencontre déterminante.
Au restaurant de l'Ecole des Beaux-Arts, Manolo (Manuel Duque), peintre abstrait, Espagnol, gagnait sa pitance en débarrassant les plateaux. Proche de la quarantaine, il connaissait le milieu artistique, faisait partie d'un vague groupe de peintres « gestuels-nuagistes » en relation avec la galerie Breteau et le critique Julien Alvard. Les qualités persuasives de ses discours avaient quelque chose de fascinant : foisonnement verbal, raisonnements analogiques (voire a-logiques), références inattendues, métaphores audacieuses, constituaient un cadre pédagogique propre à décrisper leurs esprits et leur ouvrir les portes de la pensée moderne.…
Le bar-tabac « Aux deux Académies », rue Bonaparte, tenu par Mr et Mme Jourdan est à cette date leur lieu de rendez-vous. Ils y côtoient Arrabal, Topor et autres « Paniques », Sabatier le BDiste, Gilles Caron le photographe de Gamma, Jacques Montagnac photographe ami de Pierre Vermeersch et Alain Jacquet, de retour des USA, qui vient confirmer ces nouveautés. C’est dans son appartement vide de la rue St-Honoré qu'ils tenteront avec Pierre Vermeersch des improvisations musicales anarchiques (dont l'enregistrement est sans doute resté en possession de Jacquet).
Collages et jeux symboliques, écoutes croisées de Stravinsky et Coltrane, lectures parallèles de Mallarmé, Bataille ou Ponge, la pataphysique, Oulipo et les Situationnistes, etc., cohabitent. Lévy-Strauss et Barthes sont mis à l'épreuve et ouvrent de nouveaux espaces de réflexion, incitent à penser autrement, sans pour autant leur faire renier le passé… »
Aux deux Académies, passait aussi Antonio Ballester, un sculpteur espagnol qui adorait Manuel. Ils avaient des discussions dont je ne comprenais pas un mot.
On y croisait aussi de temps en temps Vladimir Slépian. Il était comme un fantôme. Manuel, qui n’avait pas un sou, lui payait un café. Je ne me rappelle plus pourquoi ni comment mais un jour, nous l’avons aidé à réaliser une de ses performances. Nous étions partis, Vladimir, Manuel et Daniel (ou Ivan ?) dans ma 2ch vers une forêt de la montagne de Reims pour pouvoir disposer d’une route où nous pouvions être sûr qu’aucune voiture ne passerait. Nous y avons déroulé l’immense rouleau de papier que nous avions amené. Je crois qu’il faisait bien 100 mètres de long. Vladimir a peint à grands traits et avec une énergie incroyable une gigantesque calligraphie. Nous lui passions des bassines que nous remplissions à mesure qu’il les épuisait. Je suis sûr que l’un de nous a filmé cette performance. Est-ce moi ? Je ne sais pas où est ce film.
Je savais qu’il était mathématicien mais j’ignorais qu’il écrivait. Ce n’est que récemment que je suis tombé sur un texte magnifique de lui : Comment mourir de faim à Saint-Germain des Prés mis sur le net par Philippe Brunet qui l’a manifestement bien connu. (3) En regardant sur le net, j’ai appris que de ce texte, le seul qu’il a publié sous le pseudonyme d’Eric Pide, en 1974, dans la revue Minuit, sous le titre Fils de chien, avait été tiré un film L’homme qui marche, premier long métrage d’Aurélia Georges 4).
22 novembre 2010
Patrice Goulet